Par Serge Martin Tepiele, Chef de la subdivision commerciale de Kumba, Douane du Cameroun.
La crise sécuritaire qui sévit dans plusieurs régions du Cameroun a profondément bouleversé le quotidien des unités de surveillance douanière qui y sont établies. Entre instinct de survie, protection de l’intégrité physique du personnel et poursuite des missions de surveillance, l’équilibre n’est pas facile à établir. Les unités de surveillance ont néanmoins su au fil du temps développer des astuces et effectuer des réajustements opérationnels leur permettant de remplir les diverses missions qui leur sont assignées par les pouvoirs publics. Cet article se penche sur l’expérience des unités de surveillance basées dans la région Sud-Ouest du Cameroun.
L’OMD parle de frontières fragiles dans principalement trois types de situations: un pays fait face à un risque sécuritaire dû à son voisinage avec des pays qui sont en crise ou en situation de post-conflit ; un pays est confronté à la présence continue ou sporadique de groupes armés, étatiques ou non, dans une ou plusieurs zones frontalières ; un pays est en situation de post-conflit, après une crise nationale qui a entraîné l’affaiblissement de l’État et donc de la douane sur tout le territoire national. Dans tous ces cas, la frontière fragile fait référence à des zones frontalières où les conflits et les incidents violents génèrent un contexte d’insécurité affectant l’économie de la frontière. Plus généralement, l’autorité de l’État y est contestée ; l’État et les groupes armés y entrent en compétition fiscale, économique et politique pour organiser les mouvements des personnes et des biens.
Au Cameroun, depuis près d’une décennie déjà, plusieurs situations de fragilité sont observées. Dans le Nord du pays, sévit depuis 2014 la secte terroriste armée « Jama’atu Ahlul Sunna Lidda’awati Wal Jihad » (communauté des disciples pour la propagation de la guerre sainte et de l’islam), surnommée Boko Haram. Au niveau de la frontière Est, on note une certaine insécurité due au voisinage avec la République centrafricaine affectée par une instabilité interne. Enfin, dans les régions anglophones du Sud-Ouest et du Nord-Ouest, des groupes séparatistes s’opposent aux forces de défense et de sécurité camerounaises depuis 2016.
Au regard de l’ampleur de la crise et des nombreuses victimes civiles et militaires enregistrées à ce jour, il est ainsi bien difficile pour un agent de l’État déployé dans ces zones de travailler en toute sérénité. Le danger est particulièrement prégnant pour les fonctionnaires de la Douane, qui est un corps paramilitaire, et surtout pour ceux qui forment la douane dite active et qui sont chargés à titre principal de la surveillance, c’est-à-dire de la lutte contre la fraude, la contrebande et autres trafics illicites. Une telle mission exige une présence permanente et la conduite de contrôles appropriés dans le rayon des douanes, zone de surveillance spéciale organisée le long des frontières terrestres et maritimes qui s’étend jusqu’à 12 milles marins au-delà de la mer territoriale et jusqu’à 60 kilomètres à vol d’oiseau au-delà des frontières terrestres (Articles 80 et 81 du code des douanes de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale – CEMAC).
LA RÉGION SUD-OUEST
Malgré le déclenchement du conflit au Sud-Ouest il y a bientôt sept ans, le commerce transfrontalier persiste. En dehors des périodes où la frontière a été fermée par les autorités, les marchandises continuent de circuler, y compris illégalement. La crise dans la région a d’ailleurs entraîné une recrudescence de la contrebande et des trafics opérés aussi bien par les groupuscules armés que par tous les autres acteurs qui profitent du contexte : marchands, transitaires, transporteurs, guides, escortes privées, militaires, fonctionnaires, élus locaux, etc.
Plusieurs éléments permettent de l’établir, notamment le nombre d’alertes envoyées par les unités des zones en crise vers celles des zones sécurisées afin que ces dernières interceptent les cargaisons suspectes, et le nombre de saisies opérées dans les zones sécurisées qui côtoient directement les zones de crise.
Cette hausse a plusieurs causes. Tout d’abord, les services de surveillance, pour des raisons de sécurité, ne peuvent plus se déployer la nuit. Or la nuit est le moment propice pour la contrebande et les trafics de toutes sortes. Ensuite, les effectifs de certaines unités ont été réduits au cours des années. Enfin, dans un environnement de tensions permanentes entre les autorités publiques et les groupes sécessionnistes, il y a également une tendance tacite à tolérer la contrebande dans le but de préserver la paix sociale, pour autant que ce commerce ne porte pas sur les marchandises sensibles et prohibées.
Cette logique peut paraître questionnable mais il faut se rappeler qu’une simple saisie mal négociée peut constituer un brasier qui mettra toute la zone en ébullition. Les douaniers doivent analyser le contexte avant de prendre toute action répressive et évaluer l’impact de leur décision sur la stabilité sociale. Ainsi, s’il s’agit de marchandises non prohibées et que le contexte sécuritaire du moment ne permet pas d’agir, ils se contenteront d’avertir leurs supérieurs qui choisiront quelle unité située dans une zone sécurisée sera la mieux à même d’intervenir.
Il faut aussi prendre en compte la « compétition fiscale »[2] entre l’État et les groupes armés qui taxent aussi les marchandises. Les usagers demandent souvent la clémence du service en arguant qu’ils ont déjà payé « les droits de douane ». Il est arrivé que certains importateurs du corridor Ekondo Titi – Kumba présentent à la Douane un document qu’ils appellent « passavant » et qui leur est délivré par un groupe armé en guise de quittance et destiné à être présenté à tout autre groupe armé qu’ils pourraient rencontrer le long du corridor. Dans ce cas, généralement, le service se montre un peu souple et sensibilise fortement l’usager sur la nécessité de payer dorénavant des droits uniquement aux autorités douanières de l’État.
Le commerce illégal a eu un impact sur les recettes douanières. Cependant, si celles-ci ont chuté au tout début de la crise, la tendance va plutôt vers une stabilisation ces dernières années pour partie du fait de l’allègement des charges fiscales internes[3] dont bénéficient les structures économiques de la région déclarée par les pouvoirs publics comme économiquement sinistrée[4] et qui ont permis à certaines entreprises de poursuivre leurs importations malgré la crise.
COLLABORATION RENFORCÉE AVEC LES FORCES DE DÉFENSE ET DE SÉCURITÉ
La collaboration entre la Douane et les autres administrations ne date pas d’aujourd’hui. Il a toujours été du ressort de la Douane d’apporter un appui aux autres administrations étant donné sa position privilégiée aux frontières. Depuis l’avènement des diverses crises aux frontières, la Douane a intensifié sa collaboration avec les forces de défense et de sécurité. Les unités de surveillance douanière opèrent essentiellement au sein de patrouilles et dans des postes mixtes qui rassemblent agents de la douane, de la police et de l’armée ou de la gendarmerie. C’est le cas notamment à Kumba où les trois principaux postes de contrôle qui donnent accès à la ville (Poste de Mabanda sur Mamfé Road, Poste de « Mile one » sur Mbongue Road, Poste de Mabondi sur Buea Road) sont tenus de façon permanente par des équipes mixtes Police-Douane-Gendarmerie. Un tel dispositif d’équipes mixtes existe aussi dans les villes de Mamfé, Mbongue et Ekondo Titi.
Organiser des patrouilles et postes mixtes dans un contexte de frontières fragiles présentent plusieurs avantages. Cela permet tout d’abord de faciliter les échanges dans la mesure où les administrations ainsi réunies font leurs différents contrôles sur la marchandise en un seul lieu et au même moment. Ensuite, les patrouilles et postes mixtes constituent un atout pour la sécurité des agents qui les constituent, à travers l’effet du nombre. Un poste de contrôle douanier classique compte en moyenne trois agents tandis qu’un poste ou une patrouille mixte en compte une dizaine, voire plus. Les douaniers sont généralement moins formés et moins équipés pour se défendre que leurs camarades policiers et gendarmes. Les postes et patrouilles mixtes leur offrent donc une certaine sécurité en garantissant une capacité de riposte élevée en cas d’attaques par des groupes armés.
PARTICIPATION À L’ÉTAT-MAJOR DE SÉCURITÉ
Chaque autorité administrative a un état-major de sécurité qui réunit périodiquement les principaux acteurs de la sécurité pour faire l’examen de la situation sécuritaire et prendre les décisions qui s’imposent. Si, dans les grandes métropoles comme Douala et Yaoundé, la Douane a été longtemps quasi absente de cette instance, la situation était différente dans les localités de l’arrière-pays et plus encore dans les zones de frontières fragiles.
Dans le Sud-Ouest, la Douane, représentée généralement par sa branche active, a toujours pris part aux réunions présidées par les préfets chaque semaine. Elle y présente les problèmes de sécurité rencontrées dans le cadre de ses activités et lie des liens étroits avec les autres forces de défense et de sécurité. Si cette participation n’a été longtemps qu’une situation de fait, les autorités camerounaises ont vite compris le rôle clé joué par la Douane dans un tel dispositif. Le 30 mars 2022, le secrétaire général de la présidence de la République notifiait au ministre des finances l’accord du chef de l’État pour la participation systématique de la Douane camerounaise aux réunions de sécurité publique partout sur le territoire.
LES MARCHANDISES PROHIBÉES AU CŒUR DES ENJEUX DE SURVEILLANCE
Dans les situations de crise sécuritaire et de conflits armés aux frontières, la Douane doit avant tout couper les sources d’approvisionnement de produits sensibles, notamment d’armes et de munitions ainsi que de certains produits chimiques entrant dans la fabrication des explosifs. En 2021, les douaniers du Sud-Ouest ont ainsi saisi une cargaison de 850 munitions de calibre 12 en provenance d’un pays voisin et plusieurs cargaisons des produits chimiques ciblés.
Les activités de surveillance se focalisent également sur le trafic illicite de médicaments dont certains sont utilisés et commercialisés par les groupes armés, notamment le Tramadol, un antalgique dont la consommation s’est généralisée dans de nombreux pays, y compris le Cameroun. Début 2023, les douaniers du Sud-Ouest ont notamment saisi 43 colis contenant près de 320 000 comprimés, flacons et ampoules injectables et 7 440 boîtes de tabac à chicha.
ACCOMPAGNER LES AGENTS NOUVELLEMENT AFFECTÉS.
Les villes de Kumba, Mamfé, Ekok, Ekondo Titi et Mundemba cristallisent l’attention. Jadis calmes et prospères, elles ont été le théâtre de violences. Dans l’agglomération de Kumba à elle seule, on a compté entre octobre 2020 et janvier 2023 plusieurs morts, dont celles de sept élèves du Mother Francisca International Bilingual Academy, de six passagers d’un bus, du chef du Bataillon d’Intervention Rapide et d’un inspecteur de police.
Une affectation, voire une nomination dans les villes concernées, constitue un choc psychologique pour tout personnel habitué à travailler dans un environnement paisible. Il faut donc que les chefs hiérarchiques et autres collègues d’un agent nouvellement affecté le rassure tout en l’informant. Il s’agit de lui permettre de distinguer la rumeur de la réalité du terrain, et de prendre toutes les mesures utiles pour sa sécurité personnelle et éventuellement celle de sa famille. Cette préparation donne une certaine assurance à l’agent qui comprend à travers ses contacts avec ses nouveaux collègues qu’il lui sera possible de vivre et de faire son travail en suivant leurs conseils.
Malgré ce travail d’accompagnement, les agents affectés dans ces zones tardent parfois à prendre le service ou trouvent une alternative. Parfois, les chefs hiérarchiques, après plusieurs semaines ou mois d’attente, apprennent lors d’une prise de contact avec un agent qu’il a trouvé une nouvelle affectation ailleurs.
Cette situation entraîne l’amenuisement des effectifs de certaines unités et rend les missions de surveillance encore plus difficiles. À titre d’illustration, la subdivision commerciale de Kumba, qui est composée de cinq brigades, est passée de 46 agents en juillet 2020 à 32 en décembre 2022, soit 14 départs non remplacés en deux ans.
GÉRER LES DÉPLACEMENTS : ESCORTE MILITAIRE ET ÉQUIPEMENTS.
Le séjour à proprement parler dans les villes situées dans les zones à risque n’est pas dangereux. La menace sécuritaire se fait surtout sentir durant les trajets entre les zones urbaines. Les groupes séparatistes se retranchent en effet très souvent le long des routes qui mènent dans les villes et orchestrent leurs attaques sur les populations civiles lors de leurs déplacements.
Il est dès lors hautement recommandé, voire impératif, au personnel douanier de se joindre systématiquement à une escorte armée. Il peut s’agir d’une escorte des unités de l’armée de terre, notamment celle du bataillon d’intervention rapide (BIR), réputée très sûre étant donné sa force de frappe, de la gendarmerie ou même de la police. La demande d’escorte est assez simple. Le fonctionnaire qui désire aller ou passer par une zone en crise doit se rendre à la base de l’une de ces unités dans une des villes les plus proches de la zone concernée et décliner son identité civile et professionnelle. Sa demande est enregistrée et une place lui est attribuée dans un véhicule blindé en fonction du programme des escortes. Il peut également solliciter voyager avec son propre moyen de transport; dans ce cas, son véhicule est enregistré et inséré dans le convoi au milieu des véhicules blindés qui assurent sa protection durant tout le trajet.
Jusqu’ici, aucun agent des douanes qui a observé scrupuleusement ces consignes de sécurité n’a vu sa vie menacée. Par contre, de nombreux incidents sont survenus durant des trajets effectués sans escorte avec des véhicules personnels ou dans des véhicules de transport en commun. Si, heureusement, aucun n’a entraîné de pertes en vies humaines, ils ont causé de graves blessures physiques et psychologiques chez les fonctionnaires attaqués. En novembre 2020, des chefs de brigade mobile des douanes qui se rendaient dans une ville à bord d’un véhicule personnel pour réaliser une passation de fonction ont été enlevés, conduits en brousse, dépouillés, menacés et violentés avant d’être libérés plusieurs heures après. En avril 2021, un douanier d’une brigade mobile qui se rendait à un contrôle douanier a été pris pour cible par des assaillants armés et a reçu une balle dans le bras. En mai 2021, un contrôleur des douanes à bord d’un véhicule personnel a été pris pour cible par des assaillants armés qui ont ouvert le feu sur lui après avoir stoppé son véhicule. Il s’en tirera avec plusieurs blessures graves et plusieurs mois d’hospitalisation.
Les agents devront aussi nécessairement disposer d’équipements de sécurité pour leurs déplacements. Pour rejoindre en convoi armé la zone dont la surveillance leur a été confiée ainsi que lors de certaines opérations de terrain, ils doivent se munir d’un gilet pare-balles, d’un casque lourd, de flacon de gaz lacrymogène et d’un pistolet automatique. Le reste du temps, il leur est conseillé de se fondre dans l’anonymat et de ne porter que des équipements qui ne sont pas de nature à faire identifier le porteur comme appartenant à un corps régalien. Un gilet pare-balles sera inapproprié pour circuler dans les lieux publics ; ce qui n’est pas le cas pour un pistolet automatique ou un flacon de lacrymogène qui peuvent être dissimulés sous la ceinture.
ASTUCES OPÉRATIONNELLES
Les groupes armés considèrent tout agent de l’État, comme leur ennemi. Si les passagers ordinaires sont souvent libérés, généralement après avoir été dépouillés de leurs biens, les passagers identifiés comme représentants de l’État sont soit exécutés, soit gardés en otage contre demande d’une forte rançon.
Il est donc conseillé aux agents qui ne peuvent se joindre à une escorte, lorsqu’ils vont et viennent d’une zone qui est sous leur surveillance, pour rendre visite aux familles restées hors du lieu de service par exemple, de ne pas porter l’uniforme. En outre, certains agents, dès leur affectation en zone de conflit et sur conseil des plus anciens, font faire une nouvelle pièce d’identité sur laquelle est indiquée une profession sans rapport avec la réalité de leur métier (chauffeur, jardinier, cuisinier, etc.). Certains encore font établir un certificat de perte de carte d’identité, lequel a l’avantage de ne pas faire mention de la profession.
Le camouflage est aussi de mise lors des opérations de contrôles. Cibles privilégiées des groupes armés, les douaniers opèrent essentiellement en civil, aussi bien lors de contrôles routiers que lors des patrouilles réalisées aux côtés des autres forces de défense et de sécurité. Pour faire valoir leur qualité lors des contrôles, ils présentent leur commission d’emploi, document officiel qui fait office de carte d’identité professionnelle d’un fonctionnaire des douanes.
Comme déjà expliqué, les unités qui se trouvent en zones d’insécurité n’interviennent pas toujours si le rapport de force est à leur désavantage. Elles laisseront passer certains fraudeurs tout en rassemblant des renseignements utiles (par exemple : immatriculation du camion suspect, marque, couleur, numéro de conteneur, heure de passage, description, etc.) et alerteront les unités situées en aval dans un secteur géographique plus sécurisé. C’est ainsi que beaucoup de cargaisons frauduleuses sont interceptées suite à une alerte envoyée par les unités de surveillance situées en zones de crise.
ARRANGEMENTS DE TERRAIN
Les arrangements de terrain s’opèrent essentiellement par une reconfiguration de fait des unités qui agissent toujours au moins en binôme. Ainsi, dans les secteurs géographiques pour la gestion desquels plusieurs unités, constituées chacune d’effectifs réduits, ont été regroupées dans la même ville, les responsables des unités se concertent généralement pour fondre les effectifs en un seul bloc et publier des ordres de service communs. Cette pratique présente au moins trois atouts majeurs : éviter aux opérateurs d’être contrôlés à plusieurs reprises pour la même marchandise et pratiquement au même lieu, disposer d’unités plus grandes qui peuvent plus efficacement se déployer sur le terrain et être mieux à même de se défendre en cas d’agression sur le terrain.
Kumba constitue une illustration parfaite de cette pratique. Dans cette ville de l’hinterland où cohabitent une brigade mobile de deux agents, une brigade commerciale de trois agents et un bureau secondaire sans agent, il s’est avéré inefficace voire impossible pour ces unités d’opérer séparément eu égard à la faiblesse de leurs effectifs respectifs, à la modicité des flux commerciaux à contrôler et surtout à la fragilité du contexte sécuritaire. Les ajustements opérés par les chefs d’unité et la constitution d’une escouade commune permet un déploiement effectif sur les différents sites opérationnels. Cette pratique est appliquée avec succès dans d’autres localités, parfois avec l’appui des autres administrations de l’État.
Source : OMD Actu 101 Édition 2 / 2023
Article à retrouver via le lien : https://mag.wcoomd.org/fr/magazine/101-issue_2_2023/security-crisis-south-west-cameroon/